Ce que les jeux compétitifs peuvent vous apprendre de nos identités de femmes [Partie 1]
J’ai commencé à jouer à Overwatch au lancement du jeu. J’ignorais alors qu’il s’agissait alors du prélude de mon expérience de femme dans l’esport.
Tous les termes vidéoludiques spécifiques seront accompagnés d’une note et sont détaillés si vous passez votre souris dessus et en note de bas de page.
Que l’on s’entende: je joue à des jeux vidéo depuis enfant. J’ai grandi avec ma Gameboy (tank, à l’époque !) dans les mains, la Megadrive (de ma soeur aînée) et ma N64. J’ai été très impliquée dans divers MMO(1)Massively multiplayer online role-playing game, les jeux en lignes où on est beaucoup et où on tape des monstres dans un monde ouvert, que ce soit dans des équipes de modération ou dans des events en PVP(2)Player Versus Player. À la différence du PVE, Player Versus Environment, le PVP vous met face à un autre pélo derrière son ordi. Le PVE désigne un joueur contre l’IA.. Être construite et être perçue comme une femme dans le monde du jeu vidéo a été un chemin parcouru de surprises, de blessures et d’humiliations. Ces choses-là ne sont pas nouvelles pour qui est une fille grandissant avec ce genre de passions.
Je veux faire la démonstration de plusieurs points dans cet article. Outre le fait d’étoffer mon expérience individuelle et d’en faire un témoignage, je veux signifier à quel point peut s’opérer la transposition des rapports de genre dans le jeu vidéo. J’ai aussi pour but de montrer que nous pouvons faire du jeu un outil d’émancipation, de (re)valorisation de nos images et de nos récits, en vous transmettant comment j’ai procédé, avec quels échecs aussi. Dans cette lignée, il me paraît important de prodiguer des conseils pour mieux vivre sa pratique du JV, et certains conseils seront également dirigés auprès des hommes.
J’aimerais qu’il existe un guide de survie pour les femmes dans le monde du jeu en ligne. De la même manière qu’il n’en existe pas qui soient réellement révolutionnaires dans une société patriarcale, je doute que les choses puissent changer par le biais de la simple volonté individuelle des femmes. Les efforts doivent venir des industries qui produisent les objets culturels que nous consommons, et des joueurs qui nous entourent. Plus globalement et mécaniquement, le jeu vidéo bénéficie de toutes les avancées que permet une pensée féministe et critique. Et comme c’est le cas dans nos sociétés, nous sommes encore loin du compte, mais il est fondamental de nommer et de réfléchir ensemble sur nos passions et nos manières de les investir.
Dévalorisation, autodérision et surcompensation: les habituelles stratégies
Je n’avais pas eu plus de soucis que ça à l’époque où je jouais à des MMORPG. D’abord puisque la plupart des joueurs présume souvent que l’on est un homme, même avec un design de personnage féminin (et pour cause, beaucoup de garçons choisissent un avatar de femme dans les MMO pour la plus grande diversité de styles proposés). Pas si étonnamment que ça, le plus gros de mes problèmes se cristallisait dans mes interactions IRL avec les autres (hommes), et dans des jeux compétitifs. En ayant joué depuis la version 64 à Super Smash, ma prétention à être douée dans un jeu de combat a pu provoquer plusieurs étincelles auprès d’autres joueurs masculins. Ces interactions, souvent très désagréables, et systématiquement déstabilisantes, étaient en vérité un avant-goût de ce qui m’attendait de manière explosive dans Overwatch.
Je fais partie de celles qui persistent à dire que le genre n’est pas une chose. Ou alors, il en est une dans sa manière d’être objectivé dans nos rapports intersubjectifs. Le genre se matérialise dans une classe sociale, elle-même matérialisée dans des rapports de force, qui sont donc très concrets (rapport à un individu, à une institution, à un salaire, à un lieu public). D’où la nécessité de nos autodéterminations. D’où la nécessité de nommer nos interactions et nos expériences misogynes, transphobes. Et il est apparu clairement qu’il s’est également joué devant moi la construction de mon identité de femme, bien souvent malgré moi et pour moi, dans mon rapport au jeu.
Régulièrement, en tant que joueuse, deux possibilités s’offriront à nous. Elles ne sont ceci dit, pas incompatibles, et sont ce qui font la complexité de nos vécus (et parfois, de nos emplois dans cette industrie).
Il s’agirait premièrement de dévaloriser ses compétences, souvent sans même qu’on le réalise, en s’assignant à des rôles « secondaires », (vus comme) moins importants dans un jeu d’équipe. En présence de joueurs, cela se concrétise aussi par une autodépréciation ou une autodérision (les deux sont souvient liées), comme pour dire: « je ne prétends pas à ces mêmes compétences que vous« . Je ne fais pas de différence formelle entre la dévalorisation simple et l’autodérision qui jette un flou artistique sur notre égo, puisqu’à mon sens le résultat est le même. « Et quand la vérité n’ose pas aller toute nue, la robe qui l’habille le mieux, c’est l’humour. » (Doris Lussier)
Tout au plus considérerons-nous comme plus intelligente la femme qui reconnaît avec humour qu’elle est nulle – quelle lucidité et quelle modestie ! On considérera toujours comme brillantes les femmes qui savent se descendre avec brio. Celles qui se saboteront avec humour et acidité et cynisme, voilà les seules vraies femmes intelligentes. Point bonus si elles descendent d’autres femmes avec elle. Et cette caractéristique s’étend malheureusement bien plus loin que dans les contrées vidéoludiques.
De fait, se faisant, on rassure les hommes, non pas de leur supériorité, mais du fait que nous ne sommes pas des menaces sur ce qui constitue, littéralement, leurs terrains de jeux. On est nulles. On joue pour rire. On est une fake geek girl (rires). On joue pour s’amuser. Ces phrases incantatoires n’ont pas comme unique effet de rassurer les hommes, elles sont aussi un renforcement de notre misogynie intériorisée, par l’acte performatif d’une dévalorisation perpétuelle, qui amène aussi les autres à nous voir comme à notre place – et cette place s’écrit toujours en deça des hommes voire même carrément dans une autre catégorie. (prenons pour exemple les tournois de Mario Kart en non mixité imposée…)
Une autre voie, cela dit, s’ouvre à nouveau, et se lie parfois de manière perverse à la première. C’est une stratégie qui consiste en l’adoption de codes masculins. Très vite dans ma carrière de joueuse, il a été question de jouer des coudes, de BM(3)Bad Manner. En gros, de dire du mal, se comporter mal, en gagnant, de teabag (4)Action à visée humiliante consistant à faire s’accroupir son personnage sur le cadavre d’un ennemi, comme pour… Lui mettre nos couilles… sur son nez… Et après on dira que les jeux ne sont pas virilistes !, d’insulter, de railler, d’être mauvaise gagnante, mauvaise perdante, en bref: de jouer sur leur terrain. Je ne dis pas que ces attitudes sont étrangères à nos propres complexions ou parcours individuels. Je dis qu’il est intéressant, en revanche, de constater comment nos attitudes peuvent fluctuer au gré du cadre d’interaction dans lequel on se trouve. J’ai notamment remarqué qu’en non-mixité, si les joueuses peuvent parfaitement conserver des attitudes expansives en jeu (et heureusement !), les provocations ou insultes envers leurs camarades de jeu féminines seront bien plus apaisées qu’envers les hommes. Le jeu est fascinant en ce qu’il constitue de manière très littérale le champ de bataille de beaucoup de rapports de force genrés. C’est une des raisons pour lesquelles en tant que féministes, joueuses ou non, nous avons tout intérêt à observer ce qu’il s’y passe.
Je disais plus haut que ces deux voies n’étaient pas exclusives, et il me semble particulièrement important de pointer que ce sera souvent le cas dans nos expériences de joueuses. Pour avoir été de manière écrasante, très entourée d’hommes dans mon activité vidéo-ludique, j’ai été assez vite confrontée au fait que derrière mes façades exubérantes, au fort esprit de compétition, j’avais malgré tout intériorisé que je ferais sans doute, moins bien qu’eux à la même place. Mais il était important de ne pas perdre la face, pour parler en termes Goffmanien. En bref: je surcompensais.
J’ai donc commencé à jouer à Overwatch sans trop savoir à quoi m’attendre. Quel délice cela a été, et quel tournant, dans ma vie de joueuse. Sans surprise là encore, beaucoup de femmes jouent à Overwatch: grande diversité de représentations, univers léché, coloré, cartoonesque et brillant, respect culturel et linguistique… Overwatch a pris le flambeau tout ce qui avait plu à l’époque dans Street Fighter, au-delà même de considérations de gameplay: son multiculturalisme. Quelle joie également cela a été de voir que Tracer, le personnage principal, était lesbienne.
Nous étions donc bien loin des habituels FPS « la guerre contre le terrorisme!!!!! » que nous proposaient le marché habituel. Blizzard avait frappé fort. Je pourrais faire un article entier au sujet de Blizzard et de son fonctionnement par ailleurs immonde, mais ce présent texte n’a pas vocation ni à faire la promotion de Blizzard-Activision ni à expliquer la nature profondément capitaliste de ce groupe. Aujourd’hui, je veux parler de ce qu’Overwatch a révélé en moi et sur moi. De pourquoi je l’aime et de comment parfois il me blesse encore.
Des Mercy-main jusqu’au cas Geguri: les vieux lieux communs misogynes sans cesse réactualisés et modernisés dans le jeu vidéo
Quand j’ai commencé Overwatch, je ne naviguais pas dans mon élément. Je suis à la toute base une joueuse console, les jeux compétitifs auxquels je me frottais tenaient plus du versus fighting (5)Les jeux de baston, donc Street, Tekken, Smash, etc, c’était somme toute, la première fois que je touchais à:
1. un FPS sur PC
2. qui se joue en équipe
J’avais beau avoir une expérience très solide dans d’autres types de jeu, j’avais la sensation de réellement débarquer et de tout devoir réapprendre. J’imagine que ça a été le cas de beaucoup de gens, notamment de beaucoup de femmes. Je garde aussi toujours en tête que la moitié des joueur-ses sont des femmes. Que 16%, à minima des joueurs-ses sur Overwatch sont des femmes. Le double que sur n’importe quel autre FPS. A peu près 5 millions de joueuses.
« Mais où sont-elles », avons-nous envie de rétorquer. Elles désertent le voice chat. Elles désertent les forums ou les topics reddit ou se cachent savamment derrière leurs pseudos. La légende raconte que parfois, nous pouvons en apercevoir sur Twitch – mais celles-là font semblant, elles jouent pour montrer leurs seins et ainsi avoir de l’argent. Nous sommes là sans être là, dans un espace gris entre les hommes et le monde, dans une éternelle contradiction, visibles à leur convenance, vocales seulement pour casser les couilles, mais par contre omniprésentes dans leur structuration genrée du jeu. Parlons-en.
J’ai commencé à jouer à Overwatch avec un groupe de mecs. C’était les potes de mon ancien compagnon de l’époque. Personne dans mon entourage ne s’était procuré le jeu, alors j’ai fait avec. Je préférais l’idée de jouer avec quelques personnes à un jeu d’équipe que seule dans ma chambre. Et puis, nous commencions tous plus-ou-moins, le jeu avait été lancé quelques semaines auparavant et tâtonnait encore dans son identité et dans la forme que prendrait sa forme compétitive. Nous étions encore longtemps avant le lancement de l’Overwatch league. Nous y reviendrons en temps voulu.
Ces mecs-là n’étaient pas de mauvais gars. En vérité, il y a une proportion minime de joueurs qui en sont, « de mauvais gars ». Je m’interroge d’ailleurs toujours sur la pertinence de ce type de moralisme quand on parle de féminisme. Non, vous n’êtes sans doute pas de mauvais gars, sans doute que vous trouvez que quand même les femmes elles prennent cher, et si vous êtes un minimum lucides et woke vous pouvez même penser que ça doit pas être facile, d’être une meuf qui joue. Si je fais l’impasse sur le nombre de masculinistes purs et durs que l’on peut croiser dans les jeux en ligne (parce qu’évidemment, ça arrive), la moyenne des joueurs mecs sera comme ça. De bons bougres, quoi.
Quand j’ai commencé à jouer à Overwatch, je me suis très facilement retrouvée à… (les femmes qui jouent devinent sans doute la suite de ma phrase) jouer support.
Et j’ai envie de tirer sur ce fil-là et de tenter de démêler un peu tout le bordel que ça veut dire.
J’aimerais tout d’abord commencer par un point de définition pour celles et ceux qui ne sont pas au fait de ce type de jargon. Les qualificatifs que je vais utiliser ne sont pas propres à Overwatch, ils sont globalisés à la plupart des jeux qui demandent à ce qu’un personnage soit spécialisé en combat, dans un jeu d’équipe (cela inclut aussi les MMORPG). Je vais tenter de faire une distinction claire de ces rôles et transposable à beaucoup de jeux.
– Les personnages qui tiendront la frontline, en front lane, sont les tanks. Ils sont généralement plus robustes, sont là pour protéger, absorber les dégâts ennemis.
– Les personnages désignés pour être offensifs, faire beaucoup de dégâts, sont appelés des DPS. (damage per second) Ils sont plus faibles que les tanks par définition.
– Et pour maintenir toute cette petite troupe en vie, on a besoin de guérisseurs, très généralement en arrière, qu’on appelle des healers (ou des support heroes). Ils sont plus faibles que les tanks et ont généralement moins de moyens de se défendre que les DPS – voici pourquoi nous les trouvons particulièrement en back lane. (au fond du groupe !)
J’ajouterais que ces catégories sont loin d’être rigides et peuvent se confondre les unes dans les autres. Le personnage de D.Va dans Overwatch (nous en reparlons plus loin) est un tank qui fait beaucoup de dégâts. Globalement, les healers dans Overwatch ont été pensés d’une manière à rendre le fait de jouer support agréable avec beaucoup d’options, et cela aussi, nous allons en reparler.
Mais tout d’abord, je voudrais pointer la nature reproductive du rôle de support dans les jeux. Je pense que cette question de rôles peut être aussi une très bonne porte d’entrée pour saisir la dimension reproductive du travail pour celles et ceux qui n’en ont jamais entendu parler.
Dans les perspectives féministes matérialistes, le travail des femmes, dans une société patriarcale, a été analysé via le prisme de la reproduction de la force de travail. La main d’oeuvre, pour qu’elle soit performante au travail, doit se reproduire, c’est-à-dire manger correctement, se soigner, s’habiller, être en forme. Cette image illustre parfaitement la place des femmes dans une société capitaliste.
Cette position permet de comprendre beaucoup des angles luttes féministes qui ont scandé « Ouvriers, qui lave vos chaussettes ?« , qui ont parlé des tâches domestiques comme du travail domestique, qui ont ensuite détricoté ça sur la notion de charge mentale, etc…
Je pense qu’il est tout-à-fait intéressant de dresser cette comparaison au JV. Les personnages de support sont littéralement ce qui reproduit les conditions nécessaires à une win. Sans support, les tanks ne peuvent pas tenir la ligne de protection. Sans support, les DPS ne peuvent pas être aussi performants – ou alors ils le seront, mais mourront beaucoup, ce qui produira une perte de temps dans la partie. On peut aussi y transposer toute la notion de travail invisible – en effet, les supports agissent souvent dans l’ombre, bien cachés derrière leurs tanks et leurs DPS, et leur gameplay sera souvent moins flashy à regarder, moins impressionnant, pour le spectateur moyen. (Force est de constater la différence de distribution de rôles qu’on voit à la caméra durant l’Overwatch league). Il est à préciser également que les supports seront donc aussi bien plus dépendants de la protection de leurs coéquipiers.
En plus de leur travail invisible de reproduction, de cette nécessité de protection de personnages « plus forts », il y a une autre dimension pertinente à soulever. Dans la plupart des jeux d’équipes, ce sera au healer de shotcall. Shotcall veut dire donner des calls, donner les décisions à la team, quand reculer, quand avancer, par où passer. Les healers sont souvent considérés comme les plus à-mêmes de shotcall, puisqu’ils ont une vue d’ensemble de la situation, savent où en est la vie de chacun, seront aussi moins mobiles. Là encore, c’est tout un travail de coordination, de prise de décision (decision-making) à une ampleur d’équipe. En somme, c’est la démonstration de l’esprit tactique au plus haut point.
J’imagine que vous n’êtes pas étonné si je vous dis que la grande majorité des femmes joue support. Beaucoup d’articles traitent (très intelligemment) de ce sujet: de par leur assignation de rôle dans les jeux vidéo, l’extension du travail du care des femmes se manifeste dans leur choix de jouer support.
Mais je pense en vérité que les femmes qui jouent support dépasse la seule notion de care. Ce rapprochement avec le féminisme matérialiste me semble plus juste. Le rôle du support est de maintenir en vie ce qui participe d’une économie globale d’une partie, de la même manière que les femmes sont partie prenantes de l’économie du système actuel.
Et comme souvent dans une société patriarcale, il s’agit souvent d’un faux choix.
Quand j’ai commencé à jouer à Overwatch et que j’ai donc commencé en jouant support, personne ne m’a obligée. On me félicitait beaucoup sur mes qualités de healer, que je soignais bien, que je réussissais à bien me cacher. On ne me consultait pas non plus pour savoir si j’avais envie de jouer tank ou DPS – ou alors, une partie comme ça, mais pas longtemps hein, car eux n’aimaient pas jouer support. Ils voulaient faire du dégât. Ils soignaient moins bien que moi.
Très vite je me suis trouvée confrontée aux mêmes mécanismes à l’œuvre que dans la vie quotidienne ou professionnelle. On naturalisait ma position de soigneuse invisible puisque les soins n’apparaissent pas dans le kill feed(6)Petit tableau qui indique qui a tué qui dans la partie, on me valorisait dans ce rôle et dans ce rôle uniquement. On soufflait, on se plaignait ou on faisait mine de moins bien savoir jouer support (fameuse technique du mauvais élève) quand j’osais dire que j’en avais marre.
En bref, il était devenu normal que je joue Mercy. J’étais une femme. Je devais jouer Mercy. Et je devais aimer ça, non ?
J’aimerais m’arrêter un petit instant sur le personnage de Mercy, qui suscite bien des réactions chez les joueurs, au point où il existe dans les mentalités ce qu’on appelle une « Mercy main » (une joueuse qui joue principalement ou uniquement Mercy).
Mercy est donc un personnage de support (healer). Dans le lore(7)L’histoire du jeu, elle est médecin (et la meuf se déguise littéralement comme un ange, si votre médecin de quartier fait ça, envoyez-moi un mail svp). Elle est même ce qu’on appelle un main healer: le plus gros du soin de l’équipe lui incombera.
La spécificité de Mercy est qu’elle possède un bâton lui permettant de soigner les gens. En gros, on clique sur quelqu’un et ça le soigne. On clique-droit et on amplifie ses dégâts.
Si jouer Mercy demande beaucoup moins la nécessité de savoir viser ses ennemis (puisqu’on est surtout occupés à garder son rayon sur nos coéquipiers pour les soigner), le plus gros de son gameplay sera de rester en vie et de savoir se positionner sur la carte. Ne pas prendre de risques. Savoir correctement fuir les ennemis grâce à une capacité qu’elle a de savoir voler rapidement auprès de ses camarades. Bref: un vrai ballet, dont le gameplay très fluide est agréable.
Mais considéré comme trop facile pour les joueurs, pour qui la seule véritable difficulté du jeu serait de maximiser les kills et de savoir viser pour mettre des headshots. Très vite dans la communauté d’Overwatch est donc apparue le terme « Mercy main« , une qualification infamante pour les joueuses qui ne sauraient QUE jouer Mercy et ne rien savoir faire d’autre.
L’apparition de termes péjoratifs autour d’un personnage, et particulièrement d’un terme genré, pose pourtant plusieurs questions et réflexions:
Nous en venons à dévaloriser des compétences de jeu extrêmement précieuses sous couvert qu’elles sont disqualifiées comme « féminines ». Pour avoir fini par jouer à niveau honorable (haut Master, top 2-3% des meilleur.es joueurs.es donc à l’époque), je peux vous assurer que les seules capacités à « bien visay !!!! » et « réagir trai vite !!! » ne sont plus suffisantes. Les questions de decision-making, map awareness(8)Bien connaître la carte et savoir se placer, être en position / hors de position deviennent centrales. Or, ce sont des capacités dont on fait énormément plus l’apprentissage en tant que healer, particulièrement en jouant Mercy qui est aussi mobile. Il serait grand temps de les célébrer pour ce qu’elles sont d’une part, et d’une autre part de condamner ce que le virilisme soustrait à notre vision du jeu et notre vision e-sportive.
Comme nous l’avons vu au-dessus, si la division genrée du travail se transpose jusque dans les jeux vidéo, c’est moins par une prédisposition évidente à la compétence que par habituation sociale et culturelle. Si les femmes se retrouvent beaucoup plus à jouer Mercy (et par extension des supports), il serait donc plus pertinent de se demander comment et par quels biais les femmes se retrouvent à nouveau dans ce rôle. Des joueurs et casters importants comme Alphacast se sont même retrouvés démunis, à demander très honnêtement « pourquoi les femmes jouent-elles surtout Mercy ». Si la réponse semble importante à préciser, je pense qu’il est tout aussi crucial de pointer ce qui sous-tend ce choix et amène les femmes à se conforter parfois dans cette position. J’entends par là que comme je l’ai vécu, nous pouvons nous retrouver mises dans cette position, à parfois y trouver du confort et de la sécurité. Il devient donc nécessaire de déjouer ces environnements, les comprendre tout d’abord, et encourager le développement du potentiel des femmes (celles qui le veulent, bien entendu) dans d’autres domaines. Comme partout dans la société, en vérité.
Il est grand temps de clôturer ce premier article là-dessus. Dans la deuxième partie, j’aborderai le cas Geguri, qui nous permettra de parler de la place des joueuses à haut niveau dans l’esport, de comment elles sont perçues, de quelles punitions elles peuvent vivre et de leurs effets dissuasifs sur les autres femmes. Cependant, j’ai aussi à cœur de parler de l’expérience d’Overwatch, que ce soit du jeu comme de sa scène e-sportive, comme quelque chose pouvant aussi être absolument stimulant et important dans l’épanouissement de nos compétences de joueuses. Pour se faire, j’introduirai une nouvelle partie dans le prochain article, sobrement intitulée « Le jeu et l’équipe pris à revers: des terrains d’émancipation et de valorisation« . Ce sera donc un tableau en demi-teintes, fait d’événements et de chiffres révoltants mais aussi de camaraderie et de liens sociaux forts.
Ce sera, en fait, quelque chose de complexe. Exactement comme le sujet dont je suis en train de vous parler, et exactement comme mon expérience de joueuse.
À très vite !
Références
↑1 | Massively multiplayer online role-playing game, les jeux en lignes où on est beaucoup et où on tape des monstres dans un monde ouvert |
↑2 | Player Versus Player. À la différence du PVE, Player Versus Environment, le PVP vous met face à un autre pélo derrière son ordi. Le PVE désigne un joueur contre l’IA. |
↑3 | Bad Manner. En gros, de dire du mal, se comporter mal, en gagnant |
↑4 | Action à visée humiliante consistant à faire s’accroupir son personnage sur le cadavre d’un ennemi, comme pour… Lui mettre nos couilles… sur son nez… Et après on dira que les jeux ne sont pas virilistes ! |
↑5 | Les jeux de baston, donc Street, Tekken, Smash, etc |
↑6 | Petit tableau qui indique qui a tué qui dans la partie |
↑7 | L’histoire du jeu |
↑8 | Bien connaître la carte et savoir se placer |
J’ai beaucoup aimé lire ce billet qui m’a demandé de l’énergie intellectuelle que je n’avais plus l’impression d’avoir héhé.
Je ne suis pas une grande joueuse, je joue surtout à des jeux de gestion sur PC ou sur mobile, et j’évite comme la peste le multiplayer, surtout s’il est ouvert à des gens que je ne connais pas. Pendant un moment, je jouais à Diablo 3 avec mon mari, et c’était sympa. J’étais nulle (ma passion : spammer les touches des sorts, pas apprendre les bons builds et tester les bonnes combinaisons) mais il est cool, loin de s’énerver si je « le fais perdre ». Des fois il voulait ouvrir la partie à ses potes gamers et là c’était l’enfer, je me sentais coupable de pas être très forte, de pas aller vite, de me perdre, de salvage les mauvais objets… En fait dès que je ne connais pas les joueur·ses avec moi je me sens mal d’être nulle. C’est pareil avec Left 4 Dead – je ne joue qu’avec mes amis IRL et s’ils ne sont pas prêts à venir me sauver parce que je suis une véritable quiche, je ne veux pas jouer avec eux. Et dans une certaine mesure, c’est pareil avec certains jeux de société, comme Time’s Up par exemple. Je sais que je suis nulle en mime donc je refuse systématiquement de mimer, parce que j’en ai marre qu’on se moque (pas forcément gentiment) de mon awkwardness. Enfin, je m’éloigne du sujet. Tout ça pour dire que moi et mes autoroutes dans Cities: Skylines, on se roule dans la solitude pour éviter les méchants.
J’admire beaucoup les gameuses qui arrivent à se frayer un chemin dans le milieu si misogyne des jeux vidéos. D’un côté je me dis que c’est comme les maths : si on m’avait pas fait sentir si tôt que ça servait à rien d’essayer parce que ce serait jamais mon milieu, peut-être que j’aurais fait plus d’effort pour apprendre et m’améliorer.
À bientôt ! 😀
Je suis ravie que tu aies pu y trouver quelque chose !
Et oui ça me navre car ce n’est pas la première fois qu’on me dit qu’on fuit le multiplayer à cause de cette question de légitimité / pression sociale, on ne s’en sort pas… Je connais bien l’angoisse épouvantable d’être celle qui « ne comprend rien » ou « joue trop mal » dans un groupe (à majorité masculine, forcément) et ça a de quoi dégoûter de jouer à plusieurs.
Le bon remède que j’ai à ça c’est de jouer avec des garçons très chill (s’il faut y en avoir) et en parité, voire en non-mixité… les ambiances sont absolument différentes. Je dis ça parce que le multi est une expérience si riche, drôle et fertile, ça me désole qu’on doive fuir ces terrains. Après évidemment il y a toujours les préférences ! Et les jeux de gestion notamment (j’y touche pas mal aussi) permettent comme tu le dis, d’apporter un peu de calme. Je te conseille cela dit des jeux narratifs (j’en ai plein à conseiller si besoin et j’ai une liste curatrice Steam): il n’y a pas les mêmes injonctions de production ou de skill, et c’est un medium formidable pour raconter des histoires (je sais que tu aimes les histoires!)
Plein de bisous Pauline